Rasoir d'Ockham

"Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?" Cette phrase, popularisée par la série les Shadoks, de Jacques Rouvel, constitue une forme, déformée, d'un principe énoncé par Guillaume d'Ockham [1], un moine franciscain, philosophe et logicien anglais du XIVème siècle et connu sous le nom de Rasoir d'Ockham.



Bien qu'Ockham soit celui qu'il l'ait théorisé le premier, on retrouve la trace de ce principe dès l'Antiquité [2]Dans ses propres écrits, le moine l'exprimait de cette manière : "la pluralité des notions ne devrait pas être posée sans nécessité" [3]. Cependant, la forme la plus répandue, aujourd'hui, serait l'œuvre d'un de ses disciples. Un peu plus claire, elle dit qu'"il ne faut pas multiplier les entités au-delà du nécessaire" ou que "les choses essentielles ne doivent pas être multipliées sans nécessité", selon la traduction [4].

Du nominalisme


Pour bien comprendre le sens de la proposition de Guillaume Ockham, il faut savoir qu'à cette époque, un débat idéologique opposait les philosophes : la querelle des universaux. Les intellectuels n'arrivaient pas à statuer sur l'existence ou non de ces concepts abstraits tels que la beauté par exemple. Selon le moine, ces idées universelles ne sont que des mots, inventés par notre esprit pour raisonner plus facilement. Ils n'ont en aucun cas de réalité formelle, contrairement aux individus [5]. Cette position, opposée au courant réaliste platonicien, est nommée nominalisme, et Ockham en est l'un des plus illustres représentants [6].

Faire un usage abusif des universaux  dont certains n'ont pas de sens  n'aboutit donc qu'à  compliquer la pensée. C'est à partir de ce constat qu'Ockham édicta son fameux principe [7] : il n'est pas nécessaire d'émettre de nouvelles hypothèses tant que celles qui sont déjà énoncées suffisent. Autrement dit, il convient de choisir le chemin qui demande le moins de temps de raisonnement, c'est-à-dire celui qui économise le plus la réflexion intellectuelle [8].

Cette vision minimaliste se rapproche également de sa condition de moine franciscain. En effet, Saint François d'Assise, le fondateur de l'ordre prônait un dépouillement total pour ses disciples [9]. Respectant cet idéal, Guillaume d'Ockham s'opposera au pape Jean XXII, installé à cette époque en Avignon [10]. D'autres positions, tel son soutien à Louis IV de Bavière, le fera même excommunier par le Saint-Siège [11]Malgré cela, le "Docteur invincible", comme il est parfois surnommé, est resté comme un penseur influent de son temps.

Héritage


Par la suite, la théorie de Guillaume d'Ockham a – notamment  inspiré les scientifiques, parmi lesquels Isaac Newton [12]. Ces hommes modifièrent parfois en profondeur l'énoncé original pour l'adapter à leurs besoins. Ainsi, on distingue aujourd'hui trois propositions distinctes [13] : le principe de parcimonie, le principe de simplicité et le principe d'économie

Le principe de parcimonie est le plus proche de celui d'Ockham. Il énonce qu'il convient d'être prudent pour établir de nouvelles théories. Il faut avant tout examiner minutieusement les hypothèses déjà existantes [14]. Pour attester de ce fait, Susan Haack, avance que les progrès de la science sont similaires à la résolution d'une grille de mots croisés : on ne peut placer les nouveaux mots qu'en prenant en compte ceux déjà existants ainsi que les indices – les définitions  proposés [15]. C'est cet aspect du rasoir d'Ockham qui fit parler de lui au début du XXème siècle, lorsque Einstein démontra que l'hypothèse de l'éther luminifère, comme milieu matériel de propagation de la lumière, n'était pas utile [16]. Il en résulta, notamment, la célèbre théorie de la relativité restreinte.

Le principe de simplicité, quant à lui, suppose que l'explication la plus simple est la plus recevable pour expliquer une situation. Le scientifique doit donc trancher entre toutes celles qui se présentent à lui. Cependant, la notion même de simplicité peut prêter à différentes interprétations. Est-ce que le chercheur doit choisir la plus simple d'un moins de vue compréhension, ou bien du point de vue des hypothèses formulées, ou encore celle qui est la plus rapide à formuler ? Il convient donc de se méfier de cette proposition tant elle peut être confuse.

D'autres, enfin, ne voient dans le principe d'Ockham, que la prise en compte des entités sensibles, celles dont on peut faire l'expérience. Ainsi Ernst Mach [17] disait que "les savants doivent utiliser les concepts les plus simples pour parvenir à leurs résultats et exclure tout ce qui ne peut être perçu par les sens". Ce point de vue se rapproche alors du positivisme.

Outre le milieu scientifique, le principe de Rasoir d'Ockham fut aussi fréquemment utilisé dans la littérature. Le plus connu reste le célèbre détective Sherlock Holmes pour la simplicité de ses explications dans ses enquêtes. Plus proche de nous, le personnage de Guillaume de Baskerville [18], héros le roman Le nom de la rose d'Umberto Eco est directement inspiré de Guillaume d'Ockham : même prénom, même confrérie monastique, même époque, etc. L'auteur poussa la ressemblance jusqu'à citer le vrai Guillaume dans le corps du texte [19]...

Mise en application


Disons que vous êtes un homme politique très en vue, d'envergure internationale, même. Par ailleurs, votre notoriété, dans votre pays d'origine, vous place en tête des sondages des futures élections générales devant le candidat sortant.

Un jour, alors que vous devez annoncer prochainement votre candidature aux dîtes élections, on vous êtes accusés d'avoir abuser d'une femme de chambre dans un hôtel d'une grande métropole américaine. Tout de suite, vos alliés politiques [20], brandissent haut et fort la théorie du complot. Pour eux, l'explication est toute trouvée : c'est la femme de chambre, qui connaissant votre position, a forcément voulu vous piéger, et ce dans un but purement mercantile. Ils rejettent, d'avance, l'hypothèse selon laquelle vous pourriez être coupables, hypothèse, qui semble pourtant être confirmée par les preuves scientifiques récoltées sur la scène du crime.

Si d'aventure, on applique le Rasoir d'Ockham à cette situation, on perçoit que l'hypothèse du complot demande demande un temps de raisonnement bien plus coûteux que l'agression. Par ailleurs, les statistiques attestent la thèse de l'agression, loin devant celle de la machination financière... Vos proches déploient alors toutes les ressources possibles pour discréditer la parole de votre accusatrice. Leurs efforts vous permettent d'ailleurs d'être acquitté sans pour autant avoir été déclaré innocent. 

Quelques mois après cette affaire, qui a ruiné pour vous tout avenir politique, vous reconnaissez, devant des millions de vos compatriotes, avoir mal agi, et ce malgré votre acquittement mettant un terme au doute qui régnait encore chez certains [21]. Preuve que les hypothèses les plus coûteuses ne tiennent pas...

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[1] On trouve aussi l'orthographe Guillaume d'Occam, Occam étant la ville, en Angleterre, d'où était originaire le moine.
[2] Aristote écrivait la chose suivante : "il vaut mieux prendre des principes moins nombreux et en nombre limité, comme le fait Empédocle" (La Physique I, 4, 188a 17-18). Le fameux Empédocle était un scientifique grec du Vème siècle avant notre ère.
[3] En latin : "pluralitas non est ponenda sine necessitate". Cette phrase est extraite de  Quaestiones et decisiones in quatuor libros Sententiarum cum centilogio theologico (1319). Une autre phrase similaire est également disponible : "frustra fit per pluraquod potest fieri per pauciora" (c'est en vain que l'on fait avec plusieurs ce que l'on peut faire avec une petit nombre), provenant cette fois de Summa totius logicae (1323).
[4] En latin : "entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem". 
[5] De ce point de vue, le nominalisme peut être considéré comme précurseur du libéralisme dans le sens où il ne place rien au même niveau ou au-dessus de l'individu. A noter que cette théorie fut beaucoup critiquée par les collectivistes.
[6] On parle aussi parfois d'occanisme. Parmi les philosophes liés à ce mouvement, on peut citer Roscelin de Compiègne, son fondateur.
[7] A noter que l'expression Rasoir d'Ockham, n'est pas Guillaume. Elle fut mentionnée la première fois en 1852 par Sir William Hamilton. Cette métaphore du rasoir est très parlante car elle incite à couper tout ce qui est superflu dans une tentative d'explication.
[8] On dit aussi la moins coûteuse cognitivement.
[9] Les moines s'engageaient à ne rien posséder.
[10] Ainsi qu'à ses successeurs Benoît XII et Clément VI. Cette contestation sera plus ou moins à l'origine de la réforme luthérienne.
[11] La date de son excommunication n'est pas connue avec précision. L'année 1330 est avancée par Pierre Aféri dans son ouvrage Guillaume d'Ockham le singulier (Les Editions de Minuit, 1989). Ce que l'on sait en revanche c'est qu'elle a pour origine le couronnement de Louis IV de Bavière à Rome. Le souverain sera lui aussi excommunié.
[12] Le découvreur de la théorie de la gravitation universelle déclara : "nous n'avons à accepter pas plus de causes des choses naturelles que celles qui sont à la fois vraies et suffisantes pour expliquer ces choses".
[13] Cette catégorisation peut sensiblement varier selon les auteurs (exemple de Dieter Gernert, 2007).
[14] On parle aussi de principe d'exclusion des hypothèses supplémentaires non nécessairesIl est particulièrement utile pour dénoncer les théories du complot...
[15] Une biographie de Susan Haack est disponible à ce lien.
[16] Hendrick Lorentz développa une théorie de l'éther.
[17] Ernst Mach (1838-1916) est le découvreur du célèbre nombre de Mach
[18] Incarné à l'écran par Sean Connery dans le film de Jean-Jacques Annaud en 1986.
[19] "Premier jour, Vêpres : il ne faut pas multiplier les explications et les causes sans qu'on en ait une stricte nécessité" (Le nom de la rose, 1980).
[20] Qui aspirent à des postes importants si vous êtes élus.
[21] Toute ressemblance avec une situation passée est purement fortuite de ma part.

1 commentaire:

  1. en mathématique, en ce qui concerne la démonstration d'un théorème, on la précédait de la formule : il est nécessaire donc il faut et il suffit ...

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