Une mauvaise incitation

Une catastrophe. Voilà en un mot comment on venait de résumer au président les événements qui venaient d'arriver ces dernières mois. Son principal conseiller pour l'agriculture avait compilé les dernières données disponibles et les chiffres étaient  pourtant bons - il avait vérifié trois fois. Un véritable désastre. Comment cela avait-il pu tourner ainsi ? La solution était pourtant imparable... C'était tout bonnement incompréhensible. Mais revenons un an en arrière.

Un problème aux dents longues


Le rapport qu'avait alors remis le commissaire chargé des questions agricoles était formel : pour augmenter la production de blé, et ainsi atteindre les objectifs fixés par le plan quinquennal, il fallait absolument exterminer la population de rats dans les campagnes. Leur nombre n'avait cessé d'augmenter ces dernières années et ces maudits rongeurs infestaient désormais les champs et les silos de stockage. Rien que cette saison, 25% de la récolte était parti en fumée à cause de ces animaux [1]. Les conséquences avaient été immédiates. Comme le blé était une matière première essentielle à la fabrication de l'aliment de base du pays, le pain, son prix avait flambé, presque triplé en quelques mois. Sa raréfaction avait même occasionné un début de famine dans les provinces les plus reculées. Malgré l'aide internationale dépêchée en toute hâte, des enfants ainsi que les personnes les plus fragiles étaient passés de vie à trépas et les autorités sanitaires du pays avaient dû faire face à un début d'épidémie de choléra, heureusement circonscrite à quelques villages. Le pire avait été évité de peu.

Cette succession de malchance avait malmené les finances du pays. Les moyens déployés par les autorités avaient fait exploser le budget initial de plus de 15% atteignant la somme pharaonique de 1 800 milliards de khôr soit 86% de la richesse produite par le pays annuellement [2]... Un record. 

Vite une mesure !


Les populations, frappées par cette hausse des prix, avaient manifesté leur mécontentement et demandé au gouvernement de prendre des mesures radicales. Après avoir bien réfléchi, le président et son conseiller pour l'agriculture avaient opté pour une solution audacieuse : récompenser d'un khôr tout citoyen qui rapporterait à sa préfecture de canton un rat. D'après eux, cette mesure devrait permettre d'éradiquer en quelques mois, quelques années tout au plus la menace que constituait ces rongeurs pour l'économie du pays. La récompense promise devrait encourager la population à agir dans le bon sens. Avec un peu de chance, les récoltes de l'année prochaine seront épargnés et l’objectif du plan quinquennal devrait être atteint avec un an peut-être deux de retard. Il l'avait promis à tous les dignitaires du parti lors du dernier congrès annuel en novembre. Sa place était en jeu. Un nouveau contre-temps pourrait lui coûter son poste. Il était condamné à réussir.

La nouvelle de cette décision présidentielle se propagea rapidement à travers tout le pays, notamment dans les campagnes où la population avait été le plus touchée par les récents événements. Jusqu'aux oreilles de M. Khun. Lui et son fils aîné possédait quelques arpents de terre qu'il exploitait au profit de la coopérative agricole du gouvernement. La loi leur autorisait à garder 10% de la récolte annuelle pour leur consommation personnelle et pour les semis de la prochaine saison. Une misère qui leur permettait tout juste de subsister. Cette nouvelle mesure gouvernementale semblait aller dans le bon sens : pensez donc, des rats il suffisait presque de se baisser pour les capturer tant il y en avait qui courraient dans la campagne.

Bien évidemment, M. Khun en tuait de temps en temps afin de compléter leur alimentation, mais jamais il n'avait pensé pouvoir les vendre. De tout façon qu'aurait-il pu en tirer ? L'offre du gouvernement était donc une aubaine. Un khôr pour chaque rat, cela pouvait rapporter une petite fortune et peut-être cela améliorerait-il leur quotidien difficile. Il commença donc capturer ceux de sa parcelle avec son fils.

Le tournant


L'enthousiaste soulevé par la mesure a fini par conquérir tout le pays. La chasse au rat était devenu une activité à part entière. Alors bien sûr, le gouvernement avait bien pensé engager des fonctionnaires pour faire le travail, mais il avait déjà dû embaucher du personnel pour comptabiliser les rats capturés - morts de préférence - et octroyer la précieuse récompense. Le plus jeune fils de M. Khun avait pu bénéficier de cette vague d’embauches. Il venait tout juste de finir son cursus universitaire en économie mais comme il ne trouvait pas d'emploi, l'opportunité de devenir fonctionnaire s'était vite imposée à lui comme une évidence. Et puis avec son salaire, il pourrait aider un peu sa famille, restée à la campagne.

Un mois après l'entrée en vigueur du décret présidentiel, le bureau des statistiques avait annoncé, sur la chaîne publique, que plus d'un million et demi de rats avait été ramenés aux aux préfectures. Et plus encore arrivent chaque jour. Un véritable succès selon les autorités. La coopération des paysans - et plus généralement des citoyens du pays - était si difficile à obtenir d'habitude ! Les semaines passant, le phénomène s'amplifia encore. Le président, à la vue de ces chiffres, se dit que l'opération, même si elle coûtait cher à l'état, allait être un vrai triomphe et prouver aux yeux du monde que sa politique était efficace. La prochaine récolte serait abondante et allait lui assurer de conserver son poste.

Pourtant quelque chose clochait. C'est le commissaire aux questions agricoles qui fut le premier mis au courant : on rapportait de-ci, de-là que la population de rats ne semblait pas diminuer. Les troupes de l'armée qui patrouillaient dans les coins les plus reculées - inaccessibles aux forces de police qui n'avaient pas d'équipement adéquat - constataient que des rats courraient encore dans les champs. Et cela ne semblait pas diminuer. On aurait même presque dit que cela s'aggravait... Une impression sans doute. D'ailleurs, il n'y prit pas attention.

Le pot aux roses


M. Khun était content. Cette année, tout allait pour le mieux. Il avait amassé  en quelques semaines la coquette somme de 300 khôr. Presqu'autant qu'en cultivant du matin au soir son champ pendant une année. Et il venait encore d'aller porter dix rats supplémentaires à la préfecture du canton. A cette occasion, il avait d'ailleurs pu constater que la file de gens s'était allongée depuis la semaine précédente. En fin de compte, tous ses voisins avaient participé à l'effort national. Certains d'entre eux en avaient même fait leur activité principale, délaissant leurs champs et leurs cultures. D'ailleurs, de nombreuses parcelles dans la région partaient en friche.

M. Khun, lui, n'avait pas cédé à la tentation pourtant grande d'abandonner son champ. C'était lui qui le faisait vivre depuis son enfance après tout. Son père avant lui s'en était occupé. E puis son petit dernier l'avait convaincu de continuer de cultiver son lopin de terre : son instinct - et ses connaissances - lui disait que cette mesure du gouvernement ne durerait pas. M. Khun avait donc décidé que cette activité ne serait qu'un complément à ses revenus. D'ailleurs, se disait-il, la chasse est de plus en plus facile tant la population de rats était nombreuse. Car lui aussi l'avait noté : elle ne semblait pas baisser, loin de là. M. Len, l'un des voisins de mon héros, avait - contrairement à lui - choisi de changer totalement d'activité. Au départ, il était inquiet, car il pensait que le gouvernement verrait d'un mauvais œil qu'il abandonne ses champs. Mais il semblait que les fonctionnaires chargés de la surveillance, étaient désormais affectés à la collecte des rats à la préfecture... Dans un premier temps il s'était donc mis à chasser les rats sur sa parcelle. Voyant que la population diminuait rapidement du fait de la forte demande, il eut l'idée d'en garder quelques uns dans sa petite remise. Une dizaine au départ. Bien sûr il n'y connaissait rien en rats, mais en les nourrissant convenablement, ils pourraient peut-être se reproduire... Quelques jours plus tard, les premières portées voyaient le jour... 

Rapidement, il accéléra la production. Ses maigres réserves de blé lui servaient à nourrir les rongeurs dont le nombre s'accroissait sans cesse. Rien que cette semaine, il en avait livrer plus d'une centaine à la préfecture, ravissant le commissaire local. Avec l'argent récolté, il allait se fournit au marché de la coopérative où les denrées étaient abondantes. Cependant, cette fois-ci, après avoir livré sa cargaison hebdomadaire, il remarqua que le prix des tomates et des concombres, fruits qu'il affectionnait particulièrement avaient passablement augmenté : 10 khôr la livre contre 5 la semaine précédente. Bizarre se dit-il... 

Monnaie de singe


Ce matin-là, le ministre des finances avait rendez-vous avec le président. Ce dernier lui avait fait passé une note hier en lui demandant à nouveau une rallonge de 20 millions de khôr pour l'opération du ministère de l'agriculture. La demande était telle que les préfectures cantonales avaient besoin de plus d'argent. Dès le départ, le ministre s'était montré réticent envers cette mesure. Mais bon il n'avait pas le choix.

Pour assurer la demande, les presses de la banque nationale fonctionnaient nuit et jour. A raison de 50 millions de khôr imprimés par semaine,  le cours de la monnaie dégringolait à la vitesse grand V. Déjà on parlait d'inflation et ses craintes se virent confirmer la veille quand il reçut les chiffres : + 40% sur l'alimentation, +30 % sur l'énergie ! Et ce n'était que les données du mois écoulé ! On allait tout droit à la catastrophe, il le savait, mais le président demandait toujours plus d'argent pour financer ses mesures... Une fuite en avant. Encore quelques semaines à ce rythme et il faudra des milliers de billets pour acheter une livre de carottes ou pommes de terre... Le pays et les gens seront ruinés. Le gouvernement n'aura alors d'autre choix que de dévaluer pour relancer la machine jusqu'à la prochaine fois. Cela lui rappelait, étrangement, ses cours d'économie à l'université. Il avait alors étudié la fameuse hyper-inflation de la République de Weimar. Il espérait que le président retrouverait la raison avant que l'on arrive à cette extrémité. 

Banqueroute


Le commissaire était hors de lui. Il venait de recevoir les chiffres de la production annuelle de blé. Pratiquement trois fois moins que l'année dernière ! A la longue, il s'était interrogé sur la livraison massive de rats par la population. Il avait donc demandé à l'armée d'enquêter sur le phénomène. C'était dans ses attributions. Il avait alors compris ce qui se passé :  les paysans avaient élevé des rats au lieu de cultiver leur champ. A cet instant il maudissait le gouvernement d'avoir pris cette décision. Bien sûr, dès que les premiers élevages avaient été découverts, l'armée les avait détruits. Rapidement derrière, le président mesurant la portée de l'entreprise avait abrogé le décret. Désormais les paysans ne recevraient plus rien, même s'ils pouvaient toujours ramener des rats aux préfectures de canton. De toute manière, l'argent donnée par le gouvernement ne valait plus rien. Il fallait désormais plus de 1500 khôr pour acheter le moindre petit légume. Une hausse vertigineuse et qui semblait se poursuivre sans fin.

M. Khun venait lui de livrer sa récolte de blé à la coopérative. Mais cette année, il ne pouvait en conserver que 8 %, tant la production avait été mauvaise. Au début, il avait un peu protester, mais il se disait que c'était peut-être mieux que rien. D'autres avaient tout perdu. Son voisin, par exemple, M. Len, avait été condamné à dix ans de travaux forcés. Les conditions de travail y étaient tellement dures qu'il désespérait de le revoir un jour. Son fils avait été autorisé à reprendre l'exploitation du terrain sous certaines conditions : pour les dix prochaines années, il devra fournir 95 % de sa récolte.

Le président s'apprêtait à démissionner. Il avait perdu la confiance des membres du parti. Sa disgrâce était totale. Sa dernière décision en tant que chef de l'état avait été d'affecter les fonctionnaires cantonaux à la chasse aux rats. C'était décidément le décision qu'il aurait dû prendre depuis le début. Mais l'envie de plaire au peuple avait été plus forte. Le travail avançait lentement, les fonctionnaires ne disposant pas des outils nécessaires. Le plus jeune fils de M. Khun participait à cette campagne. Il croisait de temps en temps des membres de l'aide internationale dépêchée sur place avant de venir en aide aux populations. Un de ces membres lui avait confié qu'il faudrait des années avant que le pays ne se remette sur pieds. Et encore avec de la chance...

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[1] D'après les chiffres officiels du gouvernement.
[2] Au cours actuel, 1 khôr vaut 0,00000015 euros, son plus bas niveau depuis 35 ans.

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