Le monopole du temps

L'appellation chronomètre est fréquemment utilisée par quiconque possède une montre disposant de deux à trois compteurs [1] et permettant de mesurer - avec précision - une période de temps. Pourtant, au regard de la définition officielle, il s'avère le plus souvent que l'utilisation de ce terme est impropre. Seules les horloges ayant subi une série de tests, couronnés de succès, peuvent prétendre au titre de chronomètre. Toutes les autres sont simplement appelées chronographes.

La différence entre les deux termes peut paraître insignifiante aux yeux des profanes mais elle est à l'origine d'une série de règles monopolistiques qui ont été introduites depuis la toute fin du XIXème siècle. La confusion est d'autant plus grande que le mot chronomètre et le verbe qui lui est associé sont passés dans le langage courant [2].

Pourtant, cela ne veut pas dire que les montres chronographes sont de mauvaise qualité [3] : cela signifie juste que le mouvement qui les équipe, qu'il soit mécanique ou à quartz, n'a pas été éprouvé par un des trois organismes dans le monde disposant des instruments adéquats. Mais avant d'en dire plus, faisons un bref retour dans le temps pour connaître l'origine de la chronométrie moderne.

Développement du chronométrage


L'introduction massive des chronomètres date, plus ou moins, de l'époque de la révolution industrielle. Les notions d'heures et de durées, qui jusqu'alors étaient plutôt secondaires dans le monde paysan, deviennent indispensables, notamment dans l'activité des transports ferroviaires. A l'époque, l'absence de communications radio pouvait causer de graves accidents [4]. La seule parade à cela était de synchroniser, le plus précisément possible, des convois pour offrir des conditions de sécurité optimale. Pour remplir cette mission, le recours aux chronomètres se généralise. Ces gardes-temps devaient fonctionner parfaitement dans toutes les conditions. Un autre argument en faveur de l'utilisation de tels instruments est qu'un retard d'un convoi de marchandises pouvait pénaliser une compagnie en envoyant ses clients à la concurrence.

C'est aux Etats-Unis que se développe principalement leur usage. En effet, la taille du territoire oblige à coordonner le plus rigoureusement possible les trains, alors que le trafic va croissant. Au début des années 1890, un grave accident de train, causé par la panne d'une montre [5], oblige les compagnies de chemin de fer à réagir pour améliorer la sécurité du trafic. Elle charge alors un horloger américain, Webb C. Ball, d'établir les premières règles de certifications des chronomètres. A l'époque il s'agit pour l'essentiel de spécifications dans la fabrication des montres mais aussi de limites à ne pas excéder quant à leur précision [6]. Rapidement l'industrie horlogère américaine se conforme à ses règles : la Waltham Watch Company tout d'abord, bientôt suivie par la Eglin National Watch Company et Hamilton. Il faut ici préciser que ces entreprises fournissaient la propre société de Ball en mouvements.

En plus d'imposer des standards plus rigoureux, Ball demande aussi à ce les mouvement soient exclusivement d'origine américaine afin d'éviter des ruptures de stocks des pièces détachées. Plus simplement, on peut y voir une tentative de protéger le secteur horloger américain de la concurrence européenne et notamment celle en provenance de Suisse. Se soumettant à ces standards rigoureux, les horlogers américains vont, dès lors, s'imposer comme des experts dans le domaine du chronométrage ferroviaire [7]. Conséquemment à ces dispositions, le nombre d'accidents graves diminue.

De la Suisse au Japon


Rapidement les marques européennes adoptent, elles aussi, les règles de Ball, même si l'attitude protectionniste des Américains n'est pas pour plaire aux manufactures jurassiennes, qui commencent à voir le jour. De l'artisanat dans laquelle elle était, l'industrie suisse modernise ses installations et se déplace dans le canton de Berne, et plus précisément dans la ville de Bienne, où la main d'œuvre est plus qualifiée et les transports plus développés [8].

A l'orée du XXème siècle, les manufactures suisses se montrent à leur avantage en termes de précision, de design et de qualité des mouvements proposés. Et malgré quelques crises passagères - notamment celle de 1929 [9] - elles se distinguent rapidement comme des références et dépassent leurs homologues d'outre-Atlantique. Plusieurs marques américaines passent d'ailleurs sous contrôle helvétique  dans les années 50 ou viennent dans les Alpes pour se fournir en mouvements [10].

Dominateurs, les Suisses tentent, à leur tour, de monopoliser le terme chronomètre. Ainsi, en 1924, plusieurs manufactures franchissent le Rubicon [11] et créent la Société Suisse de Chronométrie afin de protéger leur savoir-faire, utilisant en quelque sorte les armes de l'adversaire. Aujourd'hui encore, la SSC regroupe plus d'un millier de collaborateurs, provenant pour l'essentiel des fabricants. 

Pourtant au début des années 70, alors que tout semblait sourire aux Suisse, le Japon, alors en plein boum économique [12], surgit sur le marché des montres-bracelets. La révolution du quartz est en marche, permettant la fabrication de montres plus légères, plus simples et donc moins chères. Seiko vient de lancer la sienne [13] et conquiert rapidement des parts de marché. Citizen s'avère aussi un concurrent redoutable. Une bonne partie des manufactures suisses, jusque là dominatrices, voit alors leurs ventes s'effondrer. Alors que Rolex perdure dans le tout mécanique, Omega tente de riposter avec des quartz suisses. Mais l'avance technologique japonaise dans le domaine s'avère trop difficile à rattraper. Omega traverse alors une mauvaise passe, étant proche du dépôt de bilan.

Nouvelles règles


La précision et la fiabilité atteintes par les montres à quartz japonaises en font des prétendantes sérieuses à la catégorie chronomètre. Faisant ce constat, les fabricants helvètes se sentent donc menacés dans leur jardin privé. Leur riposte sera à la mesure du danger : protectionniste et conservatrice. 

En 1973, cinq cantons - Berne, Genève, Neufchâtel, Soleure et Vaud - créent, avec le concours de la Fédération de l'industrie horlogère suisse [14], une association à but non lucratif, le COSC, un acronyme pour Contrôle Officiel Suisse des Chronomètres. Cet organisme, reconnu d'utilité publique [15], est chargé de certifier les mécanismes que lui fournissent les différents fabricants de montres, qu'ils soient à quartz ou mécaniques [16]. Le COSC établit dans la foulée des standards à respecter afin de voir sa montre estampillée du précieux sésame [17]. Inspirés de ceux de Ball [18], ils sont suffisamment sévères pour exclure 97% des mouvements fabriqués en Suisse annuellement [19]. Une fois qualifiés - ou non - les mouvements sont retournés au fabricant qui procède à leur emboîtage , selon le jargon consacré, avant de les mettre en vente. Outre la certification, le COSC représente et défend le titre de chronomètre sur le plan international, n'hésitant pas à recourir à la justice.

Le but, non avoué, de ce stratagème est de conserver la certification aux seules montres suisses. Libre à leurs concurrents de faire certifier leurs modèles, mais il faudra alors qu'ils mettent la main à la poche pour payer les quinze jours de tests au COSC... Sans garantie d'obtenir le précieux diplôme. et pour s'assurer le contrôle du marché, l'organisme déploie des moyens considérables - trois laboratoires [20] ainsi que du matériel de pointe créé spécialement pour tester les mouvements - lui permettent de traiter plus d'un million de mouvement par an. Leur premier client n'est autre que Rolex, qui représente 2/3 des certifications [21]... Si on ajoute à cela que la manufacture à la couronne est le premier contributeur du COSC, on se doute bien qu'il a un petit conflit d'intérêt évident.

Monopole durable ?


Outre le COSC, deux autres organismes de certification existent sur le marché, mais ils sont minoritaires. Aucun ne dispose des moyens financiers suffisants pour gagner des parts de marché. Le premier, l'Observatoire de Besançon est le seul qui est véritablement indépendant. Il présente l'avantage de certifier des montres déjà emboîtées ce qui paraît plus logique étant donné que c'est de cette manière qu'elles seront vendues aux clients. Le second, le centre WEMPE Glasshütte en Allemagne, est associé à la marque du même nom donc ne peut pas exclure les conflits d'intérêts [22]. On est donc en présence d'un quasi-monopole. 

Pourtant force est de constater que la valeur de cette certification est plus que discutable. Par exemple, Breitling qui fait certifier environ 200 000 mouvements par an, réajuste systématiquement les mécanismes après le passage par le COSC [23]. Autre marque notable, Seiko. Un temps, l'entreprise japonaise avait cédé à la tentation de la certification. Elle l'a aujourd'hui pratiquement abandonnée, excepté pour ses modèles haut de gamme [24]. Omega a fait de même. Il faut dire que les manufactures disposent désormais de leurs propres contrôles internes, leur permettant d'échapper à l'organisme. Et ces contrôles sont presque aussi sévères que ceux du COSC.

L'argument marketing qui consistait, il y a encore quelques années, à faire valoir la certification semble donc s'estomper progressivement. D'autant plus que le surcoût pour le consommateur n'est pas anodin [25].  Il n'est donc pas impossible que ce monopole soit remis en cause dans un avenir proche...

---
[1] Un compteur est un indicateur situé à 3, 6 ou 9 heures sur le cadran. Doté d'une petite aiguille, il permet de comptabiliser le temps sur une longue période.
[2] Ne serait-ce que dans les compétitions sportives.
[3] La preuve est l'obtention de la qualification espace par le chronographe OMEGA Speedmaster. Les tests pratiqués étaient autrement plus durs que ceux proposés aujourd'hui par le COSC.
[4] Le seul véritable moyen de communication était le télégraphe, système beaucoup trop lent pour coordonner des trains.
[5] L'accident en question s'est produit à Kipton dans l'Ohio. Deux trains étaient entrés en collision.
[6] Déviation maximale tolérée de 4 secondes par jour.
[7] Les horlogers américains vendent leurs montres jusqu'en Europe et La Waltham devient le fournisseur de plus d'une cinquantaine de compagnies de chemin de fer.
[8] Originellement, la marque était installée à la Chaux-de-Fonds.
[9] La crise oblige Omega à fusionner avec une autre marque, Tissot. Elle forme à elles deux une nouvelle structure baptisée SSIH (Société Suisse pour l'Industrie Horlogère). Aujourd'hui, cette société est la propriété du groupe Swatch.
[10] Parmi lesquelles Hamilton.
[11] Célèbre fleuve séparant la Gaule de l'Italie et franchi par César afin de défier Pompée.
[12] Le fameux miracle économique.
[13] La fameuse Astron, lancée en 1969.
[14] Cette organisme regroupe tous les fabricants de montres suisses, dont les intérêts sont convergents.
[15] C'est plutôt discutable de mon point de vue...
[16] Une norme ISO (ISO3519) a été établie en 1976 pour les mouvements mécaniques. Une similaire pour le mouvements quartz est en cours de rédaction. Seules les mécanismes satisfaisant aux critères de cette norme sont qualifiés chronomètres.
[17] La firme Rolex pousse le vice plus loin en apposant l'inscription "Superlative Chronometer Officially Certified" sur les cadrans de ses montres.
[18] Les montres subissent des tests de précision pendant quinze jours à trois températures et dans cinq positions différentes.
[19] Selon les chiffres officiels.
[20] A Bienne, Genève et Le Locle.
[21] Suivent Omega et Breitling (dont la totalité des modèles sont certifiés).
[22] Glashütte Original est la propriété de Swatch Group.
[23] Breitling règle généralement ces mécanismes pour qu'il avance. La raison à cela est que le mouvement n'a pas besoin d'être réglé : il suffit juste de l'arrêter pour le remettre à l'heure.
[24] La Grand Seiko par exemple.
[25] Le coût de la certification n'est pas connue. En revanche la flambée des prix des gardes-temps ces dernières années oblige les fabricants à beaucoup de prudence quant aux surcoûts éventuels...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire