Doit-on intervenir militairement contre l'État Islamique ?

La question revient périodiquement depuis que les attaques sanglantes de l’État Islamique à l'encontre des populations civiles en irakiennes, syriennes ou encore kurdes se font plus pressantes. Outre l'aspect humanitaire qui ne peut pas laisser indifférent, d'autres arguments plaident en faveur d'une intervention militaire terrestre, comme, par exemple, la destruction du patrimoine historique de la région (statues à Mossoul [1], occupation et dégradation du Krak des Chevaliers ou encore des vestiges de la ville romaine de Palmyre plus récemment). Ces saccages ont marqué l'opinion publique [2], puisque le pillage ou disparition d'ouvrages culturels va de paire avec l'obscurantisme intellectuel et sociétal que veut imposer Daech aux populations soumises par la force. Certains craignent aussi que le conflit ne s'étende à d'autres zones (cela a déjà commencé en Afrique du Nord) et la recrudescence d'actes terroristes (les attentats de Paris en début d'année sont encore dans toutes les mémoires) et d'attaques cybernétiques de groupes liés à l’État Islamique n'est pas pour les rassurer

Conscients de cette menace, plusieurs pays, occidentaux pour la plupart, mais limitrophes à la zone de conflit (la Jordanie par exemple) ont décidé de réagir. Leur première réaction a été de soutenir par voie diplomatique et par l'envoi de matériel et de conseillers militaires, les civils qui résistaient au déferlement de l’État Islamique. Ce soutien ne s'est pas révélé assez inefficace et il a donc été décidé d'envoyer en renfort des forces aériennes et navales chargés de fournir un appui aux troupes régulières au sol. Même si elle a permis de ralentir l'avancée des insurgés, cette aide ne l'a pas stoppée. La perte récente du contrôle de la ville de Ramadi en Irak (bien qu'elle ne devrait être que temporaire) en est un nouveau signal d'alerte : la pression de Daech est de plus en plus intense et requerrait une implication plus grande de l'occident. Autrement dit, pour repousser Daech et l'éradiquer totalement la logique voudrait que des opérations soient conduites au sol, par une coalition de l'OTAN par exemple, en coopération avec la Ligue Arabe [3]. Avec le renfort et la technologie fournis, les pro-intervention ne doutent pas du succès de la mission.

Même si on aurait pu croire que le conflit en Irak en 2003 et l'insurrection qui en a résulté aurait pu refroidir les ardeurs des populations occidentales, quant à une intervention au Moyen Orient, on se rend compte, aujourd'hui, qu'une majorité de Français est favorable à l'envoi de troupes pour combattre l’État Islamique [4]. L'option militaire est aussi défendue ardemment par des hommes politiques, notamment, Frédéric Lefebvre, ancien ministre et député des Français d'Amérique du Nord [5].

Je ne partage pas cet avis et je vais m'en expliquer ici. Plusieurs raisons m'amènent à penser que l'envoi massif de forces militaires ne résoudrait rien, et, pire encore, risquerait d'aggraver la situation, la rendant incontrôlable pendant des années voire, des décennies, désorganisant durablement cette région déjà fortement impactée par plusieurs conflits.

La guerre contre le terrorisme : un conflit sans fin ?


Le principal argument invoqué par les pro-guerre est celui de la menace terroriste. Cependant, on note que malgré l'intervention d'un coalition menée par l'OTAN en Afghanistan (depuis 2001) et en Libye (en 2011), de la guerre anglo-américaine en Irak, des multiples missions (au Liban ou au Mali), rien n'a changé : en presque quinze années de guerre contre le terrorisme, on ne peut pas dire que la menace ait disparu. Les plus optimistes diront qu'elle n'est pas plus importante qu'avant justement parce qu'on est intervenus. D'autres, en revanche, vous soutiendront que notre implication n'a rien changé et qu'elle a même attisé la haine de ces groupuscules contre nous. Quoi qu'il en soit, le problème terroriste n'est pas réglé et est même loin de l'être.

La guerre contre le terrorisme semble ne pas avoir de fin. On aurait pu penser qu'elle se terminerait (un peu comme dans un film), au moment où Oussama Ben Laden, sa principale incarnation serait capturée ou tuée. Or, on se rend compte, en analysant la situation, que 4 quatre ans après sa mort, d'autres ont pris sa place. Bien sûr ils n'ont pas sa notoriété, mais ils ont repris son combat : la lutte contre l'Occident et ses intérêts. Dès lors, on comprend que la neutralisation d'un ou de plusieurs chefs de réseaux terroristes ne mène à rien. Tels des hydres, les réseaux retrouvent très vite un leader capable de rassembler suffisamment de partisans pour poursuivre les actions terroristes. Combattre ces gens, de front en tout cas, revient donc à remplir le tonneau des Danaïdes. L'ancien patron de la CIA et du Pentagone, Leon Panetta, prévoyait en fin d'année dernière qu'une guerre ouverte face à l'Etat Islmaique pourrait durer au moins 30 ans [6]. Triste programme.

Déstabilisation régionale


Outre ce puits sans fond, le déclenchement d'actions militaires (en réplique ou préventives) n'a jamais eu l'effet escompté. Qui plus est, ces conflits ont déséquilibré certains pays (l'Irak ou la Libye), remplaçant une situation peu enviable, il est vrai (une dictature militaire) par une autre : une guerre civile. Quelques lecteurs m'objecteront que je défends ici les régimes autoritaires de Saddam Hussein ou de Mouammar Kadhafi. Il n'en est rien. Je crois simplement que si on les avait gardés en place, bien des vies auraient été épargnées. Cela ne veut en rien dire que l'on ne pouvait rien faire pour faire bouger les lignes. C'est à cela que sert la diplomatie. La pression que l'on pouvait exercer sur ses pays (qui exsangues ne représentaient pas de danger immédiat pour nous) aurait été beaucoup plus efficace que de faire couler le sang, comme ce fut le cas. J'y reviendrai plus loin.

Mais revenons-en à l'Etat Islamique. La première insurrection en Irak, suite à la guerre de 2003, a montré à quel point il était difficile de gérer ce type de conflits. Si la guerre contre les forces de Saddam Hussein a été gagnée, la paix n'a pas été acquise par l’administration américaine : en plus des pertes humaines importantes (des deux côtés), du coût financier de cette guerre (plusieurs centaines de milliards de dollars), et du chaos humanitaire (destruction d'infrastructures, etc.), on remarque que le nouveau pouvoir installé par les États-Unis n'a pas été apte à affronter le coup de boutoir porté par l'Etat Islamique et à assurer la sécurité de ses citoyens. Autrement dit, on a rafistolé le navire une première fois et quand on a vu qu'il flottait à peu près, on est partis sur les canots de sauvetage avant que les réparations ne lâchent. Advienne que pourra. Reste que la pression insurrectionnelle n'avait jamais vraiment disparu. Elle était seulement tapie dans l'ombre, attendant le moment propice pour se découvrir et frapper.

Des troupes pas toujours adaptées


La stratégie adoptée par les insurgés de Daech a évolué depuis la guerre qui les a opposés à la coalition militaire anglo-américaine après la chute du régime de Saddam Hussein. Alors qu'à cette époque, ils utilisaient essentiellement les méthodes de guérilla urbaine (la bataille de Falloujah en est un exemple notable), leur mode opératoire s'est aujourd'hui diversifié : ils disposent en effet de chars et d'autres équipements militaires performants, de ressources financières et logistiques importantes, etc. leur permettant de mener des offensives militaires de grande ampleur. Ils retournent donc les armes des armées régulières contre elles-mêmes. Ils conservent aussi l'avantage du terrain puisqu'ils connaissent mieux que les coalitions militaires, les contraintes climatiques ou géographiques de cette région : un avantage dont ils savent tirer bénéfice pour contrer la puissance technologique adverse. A quoi servent des avions s'ils ne peuvent décoller du fait d'une tempête de sable? 

Néanmoins, ils n'ont pas abandonné pour autant les bonnes vieilles méthodes de harcèlement des troupes au sol (avec comme dommage collatéral les civils, pris entre le marteau et l'enclume). Or les armées régulières ont du mal à appréhender ce type de stratégie. La raison en est simple : elles sont formés pour affronter des forces conventionnelles du même type. Et depuis que les académies militaires existent, on a toujours fait comme ça, arguant - à juste titre - que l'on avait plus de chance d'affronter des armées que des petits groupes d'insurgés. Cependant, les menaces actuelles ont changé : dès lors, ne devrait-on pas s'adapter nous aussi ? Dans nos forces armées, seules les forces spéciales sont aguerries à ce type de combat de part leur entraînement spécifique. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si elles sont de plus en plus sollicités : leur efficacité n'est plus à démontrer en la matière. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que la formation de telles troupes sera contraignante, longue et coûteuse. Compliqué à mettre en place alors que l'urgence demande une réaction rapide.

De l'urgence humanitaire


Car urgence, il y a. Il ne se passe pas un jour sans que la presse ne nous fasse part d'attentats tous plus meurtriers les uns que les autres auxquelles s'ajoutent les bateaux de migrants fuyant les zones de combat (en Méditerranée par exemple). La question n'est pas tant de savoir s'il faut accueillir ces migrants ou non. La réponse est bien entendue positive (il reste que les conditions d'accueil doivent être proportionnées). La véritable question à se poser est : comment aider ces populations le mieux possible. Et j'arrête tout de suite les nationalistes de toutes sortes : ces gens ne viennent pas en Europe pour le niveau de vie. Ils partent de leur pays parce qu'ils y sont contraints, parce que les conditions de vie quand vous avez des enfants à nourrir ne sont plus adéquates, que les soins sont quasi inexistants. Autrement dit, c'est pour eux une question de survie.

Devant la pression de Daech, qui disposait selon une estimation de novembre dernier de 25 000 djihadistes [7], bien que certains avancent le chiffre de 200 000 hommes, les civils fuient, abandonnant tout. Un exode massif tel que la France notamment n'en a pas connu depuis 1940. Dès lors, nous devons aider ces réfugiés du mieux qu'on peut en attendant que la situation s'améliore et qu'ils puissent si telle est leur volonté retourner vivre sur leur terre natale.

Quelles solutions ?


Enfin, nous en arrivons à cette question : que faire pour lutter efficacement contre l’État Islamique. Je vois principalement deux axes de réflexion à cette question. Le premier concerne l'aspect financier. Lors des combats de Mossoul fin 2014, Daech aurait récupéré environ 450 millions de dollars dans les banques de la ville [7], une somme conséquente pour pourvoir pendant quelques temps du moins à la logistique de leur armée. Pour les autres voies de financement, peu d'informations filtrent, et, à mon sens, il n'y a pas assez de recherches menées dessus. Pourtant l'un des moyens les plus efficaces pour stopper l'avancée de Daech serait de leur couper les réseaux de ravitaillement et d'approvisionnement en matériel. L'opacité qui règne (même si on peut se douter que les circuits financiers sont complexes à identifier) se doit d'être levée. Nul doute que si 'était le cas, on porterait un coup fatal à cette organisation, qui permettrait de reprendre le contrôle d'une bonne partie de la région.

D'autre part, il me semble important que les états limitrophes se trouvent impliqués dans la lutte contre Daech. Après tout, ils sont aussi concernés par cette menace. Si la Jordanie, pays proche de l'Occident participe déjà aux opérations militaires, on pourrait imaginer que le jeu diplomatique fasse entrer d'autres gouvernements. L'Iran, par exemple, qui est une puissance régionale de premier plan, a, à mon avis, un rôle à occuper. Pour l'instant et malgré quelques perches tendues officieusement, l'ancien empire perse, mène des opérations de son côté sans se préoccuper de l'action de la coalition internationale. Peut-être serait-il plus profitable de coordonner les efforts, non ?

Dès lors, l'Occident pourrait se contenter d'apporter une aide logistique à cet effort militaire (qui doit avant toute chose protéger les civils et empêcher l'écroulement des gouvernements attaqués) tout en agissant par la voie diplomatique et judiciaire pour lutter efficacement contre Daech. Cette implication nous sortirait du rôle de "gendarme du monde" et pourrait contribuer à démontrer que les thèses selon lesquelles les pays occidentaux ne sont intéressés que par les ressources naturelles et ne se préoccupent pas du sort des populations civiles.

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[1] Plusieurs musées ont été saccagés par les hommes de l'Etat Islamique, comme on peut le voir à ce lien.
[2] Mais qui se rappelle encore des "Bouddhas de Bâmiyân", situés en Afghanistan et détruits par les Talibans en mars 2001 ?
[3] Organisation régionale regroupant des états d'Afrique du Nord et du Moyen Orient et ayant le statut d'observateur à l'ONU.
[4] D'après un sondage de l'Ifop publié il y a quelques jours et consultables à ce lien.
[5] Une pétition est disponible en ligne.
[6] Relire ici quelques passages de cette interview.
[7] Article du journal La Tribune datée de novembre 2014 et consultable à ce lien.

L'inquiétude demeure à la Cour des Comptes


Régulièrement, la Cour des Comptes, organisme chargé de contrôler les comptes publics de l’état et des agences publiques, des entreprises publiques et de la Sécurité Sociale (et le cas échéant de prodiguer des conseils) tire la sonnette d’alarme sur l’état des finances de la France. Alors que le projet de loi de règlement du budget 2014 (en d’autres termes, c’est la loi qui soldera les dernières factures de l’année dernière) va être présenté dans les prochains jours à l’Assemblée Nationale, de nouveaux rapports sont venus ternir l’exercice 2014. Pour résumer, la Cour des Comptes, par l’intermédiaire de son premier président, Didier Migaud, interrogé par la commission des finances de l’Assemblée Nationale, pointe du doigt un dérapage du déficit de l’état de 10.7 mds d’euros (réparti entre une baisse des recettes fiscales de 6 milliards d’euros et une hausse des dépenses de 4.2 milliards d’euros). Selon lui, ce dérapage s’explique par des estimations de croissance et d’inflation bien trop optimistes par rapport à la réalité. S’ajoutent à cela des dépenses sous-estimées comme celles qui concernent les opérations extérieures (l’engagement de l’armée française à l’étranger).

D’autre part, Didier Migaud s’est aussi inquiété de l’augmentation de la dette de l’état : entre 2013 et 2014, elle a glissé de 71 milliards d’euros. Pour l’exercice 2015, il semblerait que cela s’accélère encore puisqu’une émission record de titres de dette est prévue. Les taux d’intérêt particulièrement bas depuis quelques temps (même si on note actuellement leur remontée), abaissant leur charge dans le budget de l’état, agit comme un appel d’air en permettant d’emprunter plus. En somme, on assiste à une fuite en avant des finances publiques.

Enfin, et c’est le point que je voulais aborder, la Cour des Comptes a noté que l’Etat malgré la conjoncture économique difficile, continuait à percevoir d’importants dividendes en provenance des entreprises dont il est actionnaire. Or, cette manière de faire n’est pas conséquence : en effet, en agissant de la sorte, l’état néglige le développement et l’investissement indispensables pour que ces sociétés continuent à rapporter de l’argent. En d’autres termes, l’Etat fait du court terme et se comporte comme les acteurs capitalistes qu’il critique à longueur de journée. Pour l’année 2014, les dividendes obtenus se sont montés à 4.1 milliards d’euros contre 3.1 prévus initialement par la loi de finances présentée par le gouvernement. La Cour des Comptes va même plus loin en ajoutant que plusieurs entreprises ont versé des dividendes en 2014 alors même que leurs résultats étaient déficitaires en 2013, citant l’exemple d’Engie (ex-GDF-Suez) qui après avoir perdu 9.3 milliards d’euros a réussi le tour de force de donner 1 milliard d’euros à l’état. La juridiction financière souligne aussi que sur les douze plus importantes sociétés dont l’état est actionnaire, neuf d’entre elles ont connu des taux de distribution de résultats, supérieurs au taux moyen des entreprises du CAC40, souvent prises pour cible pour rémunérer beaucoup trop le capital [1].

Alors que l’exemple récent d’Areva nous montre que la gestion de l’état peut conduire à des situations catastrophiques (pertes de 4.8 milliards d’euros pour l’exercice 2014, auxquelles s’ajoutent entre 3000 et 4000 licenciements), on est en droit de se demander si l’action publique (i.e. la participation de l’état dans de grands groupes) est encore pertinente. Est-ce au contribuable de payer pour ces erreurs de gouvernance surtout qu’il ne voit pas la qualité des services s’améliorer pour autant (l’exemple ferroviaire est éloquent à ce sujet) ? Reste que l’Etat par l’intermédiaire de l’APE (l’agence qui gère les participations) ne compte pas renoncer de sitôt à cette manne financière, même si pour cela il doit saigner à blanc certains fleurons français. Dès lors on remarque une offensive de l’Etat, qui vient tout juste d’augmenter sa participation dans Renault (de 15% à 19.74%), au moment même où l’action grimpe.

Mais les éminences ministérielles ont une autre idée en tête : continuer à conserver de l’influence dans certains groupes y compris dans ceux dont la participation publique a baissé. C’est alors qu’entre en scène la fameuse loi Florange, votée en 2014. En plus du volet controversé qui demande à une entreprise de chercher un repreneur au cas où elle voudrait fermer une succursale de plis de 1000 salariés, une deuxième mesure, intéresse plus particulièrement l’Etat-actionnaire : celle qui permet à un actionnaire qui détient ses titres depuis plus de deux d’obtenir des droits de vote doublés. Etant donné le portefeuille public, cette règle donne à l’état un immense avantage dont certains opportunistes du gouvernement aimeraient tirer parti. Ainsi, selon une étude récente si l’état cédait 10% d’EDF, 11.7% d’Engie et 10.7% d’Orange, il récupérerait 16.5 milliards d’euros tout en conservant ses droits de vote et donc son influence, l’empêchant d’être mis en minorité [2]. Pratique, mais pas vraiment fair-play surtout si on tient compte du conflit d’intérêt évident (l’état vote une loi qui lui profite directement). Une raison de plus pour appeler à la fin de ces participations.

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[1] Dépêche de Reuters datée du 27 mai 2015 et disponible à ce lien.
[2] Selon des données d'un article de l'hebdomadaire Challenges datant d'avril 2015 et consultables à ce lien.

"Red Army", l'histoire du hockey soviétique

J'avais écrit, l'année dernière, un article sur le "Miracle sur Glace", la fameuse rencontre de hockey entre les Soviétiques et les Américains, sur fond de Guerre Froide lors des Jeux Olympiques d'hiver de 1980 à Lake Placid. J'y reviens aujourd'hui pour vous parler d'un documentaire que j'ai vu récemment : Red Army [1]. Réalisé par l'Américain Gabe Polsky, descendant d'immigrés soviétiques, le film raconte comment dès le sortir de la guerre, le gouvernement sous l'impulsion de Staline a investi massivement dans le sport et dans le hockey en particulier [2]. Le but affiché était alors de rattraper le retard pris par rapport à l'adversaire occidental, puis de le dépasser pour démontrer la supériorité du système soviétique sur le système capitaliste.

A la fin des années 40, le hockey sur glace est quasiment inconnu en Union Soviétique. Afin de monter une équipe compétitive, les autorités soviétiques font appel à Anatoly Tarassov, l'un des experts nationaux en la matière, pour ne pas dire le seul. Au contraire du jeu nord-américain, où le physique est primordial, Tarassov introduit de nouveaux standards, privilégiant la mobilité des joueurs, la vitesse et un jeu de passes efficace et précis. Pour mettre au point ce système, Polsky nous montre comment l'entraîneur soviétique a notamment étudié la chorégraphie du célèbre ballet du Bolchoï avant de l'adapter au hockey, construisant un collectif sans égal. Cette manière de faire est révolutionnaire pour l'époque. Très vite, les résultats de ces méthodes peu orthodoxes et en totale opposition au traditionnel hockey nord-américain (la référence à l'époque) portent leurs fruits, puisqu'il remporte, à la tête de l'équipe nationale soviétique (qu'il dirige entre 1958 et 1972) trois médailles d'or olympique, une en argent et dix titres de champion du monde. A cette époque, les Rouges sont l'équipe à battre sur le plan mondial et il faudra une grande équipe canadienne pour s'imposer - de justesse - lors de la première Série du Siècle, en 1972, suite à quoi Tarassov sera écarté de la sélection soviétique par les autorités pour être remplacé par un proche du régime, Viktor Tikhonov.

Etayés par les témoignages de joueurs de l'époque tels que Vladislav "Slava" Fetisov, Vladimir Krutov ou encore le célèbre Vladislav Tretiak (considéré par beaucoup comme l'un des plus grands gardiens de l'histoire du hockey), ainsi que d'images inédites, Gabe Polsky décrit avec une relative précision le quotidien de ces hommes. Enfermés dans un camp d'entraînement, ils sont poussés jusqu'à la limite de l'épuisement physique, obligés d'effectuer plusieurs séances d'exercices par jour. Ce mode de vie, spartiate et tyrannique, les tient éloignés de leur famille pendant des semaines et les périodes de repos se font rares. Lors des déplacements à l'étranger, ils voyagent sous l'étroite surveillance du KGB qui doit éviter toute défection vers l'ouest de l'un des membres de l'équipe. La victoire était le mot d'ordre des hauts dignitaires du régime, l'équipe est soumise à une pression de tous les instants. Un seul faux pas peut remettre en cause la place d'un joueur dans l'équipe. Certains en feront l'amère expérience suite à la défaite face aux Américains en 1980 : leur carrière s'arrêtera nette, sans aucune possibilité de retour. S'ajoute au déshonneur des démêlés avec les autorités qui peuvent remettre en cause leur patriotisme et leur volonté de gagner pour le drapeau, d'autant plus que les joueurs de l'équipe nationale sont tous des militaires, membres du célèbre CSKA de Moscou [3].

Pourtant, l'étau se desserre quelque peu à l'orée des années 80 avec notamment l'arrivée de Gorbatchev au pouvoir. Les réformes entreprises par ce nouveau dirigeant - la Perestroïka et la Glasnost - ainsi que le mauvais état de l'économie russe, incite le CSKA a négocié le départ de ses joueurs vers l'ouest en échange de fortes sommes d'argent. Fetisov, raconte avoir été l'un des premiers joueurs de l'est à être sollicité par des équipes de la Ligue Nationale de Hockey, le championnat le plus relevé en Amérique du Nord, lors d'un déplacement aux Etats-Unis. Malgré une compensation financière plus que généreuse, les dirigeants, Tikhonov en tête, freinent des quatre fers et retardent le départ de Fetisov, arguant qu'ils ont toujours besoin de lui dans l'équipe. Qui plus est, l'obligation qui lui est intimé de reverser presque la totalité de son salaire à la mère patrie n'est pas pour lui plaire (l'état consentait à lui reverser 1000 dollars par mois alors qu'on lui en proposait 500000 par an). Les négociations sont dans l'impasse et les autorités intimident Fetisov qui est obligé à de se mettre en retrait de l'équipe. Pendant ce temps, la liste de joueurs soviétiques qui font défection s'allonge, l'exemple le plus marquant étant celui du jeune espoir Aleksandr Moguilny qui profite des championnats du monde 1989 pour fuir à l'ouest, bientôt imité par son compatriote, Sergueï Federov [3]. Pour arrêter l’hémorragie, les hauts-dignitaires acceptent de lâcher du lest et décident finalement de laisser les hockeyeurs soviétiques (dont Fetisov) partir jouer en Amérique.

Leur arrivée en Amérique du Nord ne se fera pas sans mal, étant lâchés à un monde où ils doivent accomplir de nombreuses choses par eux-mêmes. En outre, ils sont confrontés à l'hostilité du public et et des joueurs nord-américains qui n'acceptent pas que ces rouges prennent la place de leurs compatriotes. Enfin, leur manière de jouer ne s'intègre pas à la stratégie des équipes de Ligue Nationale et l'expérience n'est pas concluante pour de nombreux joueurs qui n'ont d'autre choix que de repartir en URSS. Les autres, après une période d'adaptation plus ou moins longue, poursuivront une carrière brillante. Fetisov, par exemple, associé avec quatre anciens équipiers de l'équipe nationale (les Russian Five) remportera deux fois la Stanley Cup avec les Red Wings de Détroit en 1997 et en 1998 [4]. Cette nouvelle liberté de mouvement a ouvert de nouvelles perspectives à la Ligue Nationale en enrichissant le jeu par l'apport de la culture soviétique. Cet impact est encore bien présent aujourd'hui, avec l'importance de joueurs comme Aleksandr Ovetchkin par exemple qui est devenu l'une des pièces maîtresses des Capitals de Washington. Sans cela, on peut penser que le championnat nord-américain n'aurait jamais pu conserver son niveau de jeu actuel.

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[1] Red Army avait été présenté au Festival de Cannes 2014.
[2] Dans le basket aussi. On se souviendra de la victoire controversée de l'URSS sur les Etats-Unis en 1972 à Munich.
[3] Dès les années 80, plusieurs joueurs du bloc de l'est (on citera par exemple les frères Stastny) avaient fait défection aller jouer en Amérique. Le premier joueur officiellement recruté par la Ligue Nationale fut le vétéran Jaromir Jagr lors du repêchage 1990.
[4] Scotty Bowman, l’entraîneur de Detroit avait vu joueur les Russes ensemble et avait compris avec l'encadrement de l'équipe qu'il fallait les  associer ensemble pour que leur système de jeu traditionnel se remette en place. Les Russian Five feront merveille à Detroit, surclassant par leur maîtrise du palet les équipes adverses.

McEnroe veut changer tout !

Inutile de présenter John McEnroe. Mais pour les plus jeunes, je vais quand même faire un petit rappel. "Big Mac", c'est un gauche offensif comme on n'en fait plus, adepte du service-volée et volontiers exubérant, perfectionniste (il a confessé avoir rêvé jouer un match sans commettre de fautes) et avec une rage de vaincre sans commune mesure avec ses adversaires. Outre son jeu, considéré par de nombreux observateurs comme "génial", on a surtout retenu de lui ses sorties monumentales face aux arbitres. Était-il de mauvaise foi ? Considérait-il que son jeu était tellement parfait qu'il ne pouvait pas être pris en défaut ? Un peu de tout cela, très certainement. Quoi qu'il en soit, McEnroe s'est souvent retrouvé en fâcheuse posture, entrant dans des colères noires, se heurtant à l'inflexibilité des juges, les insultant ou brisant ses raquettes (ce qui lui valut d'être exclu de l'Open d'Australie en 1990). Bref, McEnroe était l'exagération incarnée, brillant dans la victoire tout autant qu'il devenait médiocre et mauvais perdant dans la défaite.

Cependant, il a appartenu à une époque du tennis où les joueurs, du moins à mon humble avis (qui vaut ce qu'il vaut puisque je n'étais pas né ou bien trop petit), étaient plus romantiques qu'aujourd'hui, à tel point qu'une certaine nostalgie habite aujourd'hui les spectateurs de l'époque quand on l'évoque, avec eux.

Depuis sa retraite du milieu professionnel, McEnroe continue à être impliqué dans ce sport qu'il aime passionnément, soit en participant à des exhibitions qu'il veut gagner à tout prix (alors même qu'elles n'ont pas d'autres rôles que de distraire le public), soit en commentant des matches. Alors que la quinzaine de Roland-Garros vient de débuter Porte d'Auteuil, le joueur américain a rejoint d'autres légendes du tennis (Mats Wilander et Chris Everts pour ne pas les citer) sur une célèbre chaîne sportive pour analyser et décrypter le tournoi.

Je regardais plus tôt l'une ses interventions concernant la durée des rencontres, qu'il trouve trop longue. Faisant référence au duel homérique Isner-Mahut de plus de 11 heures au premier tour de Wimbledon 2010, qui s'était terminé sur le score de 70-68 au cinquième set [], McEnroe plaide - et je suis d'accord avec lui - pour que soit introduit un "tie break" dans cette manche décisive. L'argument invoqué par l'Américain est qu'on ne peut plut produire des matches aussi long sans entamer le physique des joueurs. D'autre part, il y a un risque de perdre le spectateur, qui voyant la durée, risque de montrer un désintérêt croissant pour le tennis. Autrement dit, ce sport doit faire sa révolution s'il veut continuer à se développer à attirer les joueurs et les sponsors...

Mais pourquoi s'arrêter là ? Outre le jeu décisif dans le cinquième set (ce qui existe déjà à l'US Open), d'autres changements ont été proposés, soit par les joueurs eux-mêmes, soit par les observateurs et les spectateurs. Plus ou moins radicaux, il n'est impossible que certains entrent en vigueur dans les années qui viennent. Voici les quelques propositions qui circulent et réapparaissent régulièrement :
- Suppression du deuxième service. Plusieurs fois envisagée, cette réforme ne fait pas l'unanimité dans le milieu tennistique, même si certains arguent que cela dynamiserait les matches en réduisant la durée des jeux et obligerait aussi les joueurs à prendre moins de risque, à donner moins de vitesse et plus d'effet à la balle. Dans le même esprit, d'autres voudraient réduire la taille du carré de service.
- Suppression du "let". Moins extrême, que la suppression du deuxième service, laisser jouer une balle let (i.e. une balle qui effleure le filet au service) est déjà expérimenté sur le circuit "Challenger" organisé par la Fédération Internationale de Tennis.
- Modification de la règle d'égalité. Quand deux joueurs sont à 40A, la règle actuelle veut qu'un point d'avantage soit remporté avant qu'on puisse gagner le jeu. La conséquence de cela est que l'égalité peut durer un petit moment si aucun des deux adversaires ne réussit à convertir son avantage. La proposition qui est faite revient à a supprimer purement et simplement le point d'avantage : le joueur qui parvient à marquer le point à 40A remporterait dorénavant le jeu.

Ces deux dernières règles ont été mises en œuvre récemment au cours d'un match opposant Roger Federer et Lleyton Hewitt [], avec en prime la diminution du nombre de jeux nécessaires pour remporter un set (on passe de 6 à 4 avec un jeu décisif à 3 partout). En plus de réduire significativement la durée du match, on arrive, avec ces nouvelles règles, plus vite à la fin du set, ce qui conduit à plus d'intensité, de nervosité et donc de spectacle. De quoi attirer les foules. D'autre part, elles pourraient conduire à rendre le tennis plus accessible dans les clubs, puisqu'elles sont plus simples. Pour autant, tout le monde (le public en particulier) n'est pas convaincu par cette petite révolution qui reste donc pour l'instant dans les cartons. Cependant, et afin de pouvoir rester un sport d'importance, le tennis devra à un moment donné, se poser des questions quant à son format pour s'adapter au nouveaux impératifs télévisuels et pour satisfaire les attentes des spectateurs. Affaire à suivre donc...

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[1] Un résumé de ce match qui avait d'ailleurs enthousiasmé tout le monde, y compris McEnroe est disponible sur Wikipédia à ce lien.
[2] Un article d'Europe 1 évoquait cette rencontre qui a eu lieu à Sidney en janvier dernier.

Une brève histoire de la sédentarisation

Les sociétés primitives étaient structurées en clans nomades profitant de la pêche, de la chasse et de la cueillette. Quand les saisons changeaient ou que les ressources de la nature devenaient moins abondantes, ces groupes migraient vers un autre endroit, plus riche en gibiers et en fruits et légumes et également pourvu de points d'eaux facilement accessibles.

 
Région du "Croissant Fertile" (source : wikipédia)

On estime les premières traces de sédentarisation aux environs du neuvième millénaire avant Jésus Christ, dans la région dite du "Croissant Fertile", correspondant au Moyen Orient et au nord de l’Égypte actuels. C'est ici que l'on a découvert les plus anciennes traces de villes ou d'écrits de l'humanité. Suivant la période, plusieurs civilisations s'y sont développées telles que les Sumériens, Mésopotamiens, Assyriens ou encore Égyptiens. Des raisons ont été invoquées pour expliquer l'installation définitive de groupes d'hommes et de femmes à cet endroit. Tout d'abord, le climat, particulièrement propice à cette époque : il a permis l'établissement de vastes étendues cultivables (blé, orge, petit épeautre, des fruits, des tubercules) sur lesquelles des animaux (principalement des vaches, des moutons, des chèvres ou encore des porcs) étaient présents en grand nombre. Autrement dit, on venait de découvrir une véritable oasis où il était possible de rester plus longtemps que d'habitude. En outre le Croissant Fertile était traversé par de grands fleuves (tels que l'Euphrate, le Tigre, le Nil ou encore le Jourdain), capables d'approvisionner en eau plusieurs petits groupes sans craindre de pénurie ni de conflits. Certains chercheurs avancent aussi d'autres théories : par exemple, une poussée démographique qui aurait pu obliger les hommes à trouver d'autres moyens de subsistance si les ressources locales étaient limitées.


La Révolution néolithique


Regroupés en cercle, afin de se prémunir des éventuels prédateurs, les clans, déjà découpés en famille commencent à exploiter les richesses du Croissant Fertile, tout d'abord comme ils avaient l'habitude de le faire, c'est-à-dire par la cueillette ou la chasse. En écrasant, les grains de blé avec une pierre, on découvre la farine. Préparée sous forme de galettes ou encore de bouillies diverses, on peut les cuire (l'invention de la poterie est intervenue il y a 9000 ou 10 000 ans dans cette région) et ainsi s'alimenter plus facilement et plus régulièrement [1]. Outre les premières céramiques, plusieurs bouleversements sont certainement venus changer la vie de ces peuplades. En premier lieu, l'observation de l'environnement : la notion de saisons, de cycles où les cultures sont plus ou moins abondantes, le temps d’ensoleillement différent (si jamais l'homme ne l'avait pas déjà compris). Ensuite quelques graines, tombées sur le sol, légèrement enfouies par le piétinement du groupe et arrosées par un peu d'eau se mettent à germer puis à pousser, donnant naissance à une nouvelle plante. La présence d'eau à proximité (fleuves, etc.) a suggéré à l'homme d'en détourner un peu afin d'alimenter ses propres cultures. L'agriculture était née.

Meule datant du néolithique (source : wikipédia)

Parallèlement à ces balbutiements agricoles, les petits clans commencent à domestiquer les animaux présents, en en gardant tout d'abord quelques-uns au centre du cercle du groupe, puis en développant un système de clôtures, plus efficaces. Jusqu'alors, seul le chien avait été apprivoisé par l'homme : on l'utilisera pour garder les troupeaux et ramener les éventuels déserteurs. L'élevage sédentaire supplante rapidement l'élevage nomade (en effet des groupes d'homme avaient outre le chien quelques animaux avec eux pendant les migrations) et bien entendu la chasse. Cette nouvelle manière de considérer le bétail ouvre des perspectives : les bêtes sont mieux nourries, se reproduisent plus facilement, sont de plus grande taille. Outre la viande, elles offrent du lait (pour les vaches ou les chèvres), des engrais et permettent de travailler la terre. Une avancée considérable par rapport à l'homme nomade.

Rapidement, l'habitat s'améliore et du mobilier commence à apparaître, rendant le déplacement des groupes plus difficiles. Les outils, plus volumineux, plus lourds, plus complexes à reproduire, tendent aussi à faire penser que les hommes et femmes ont renoncé en quelques générations à se déplacer. Il faut ajouter à cela, un temps plus long pour produire certains objets. Peut-être les groupes nomades ont-ils testé des migrations circulaires, les faisant revenir aux mêmes endroits avant de s'installer définitivement à l'un d'eux. La présence de sépultures et l'attachement sentimental qui en découle ont certainement contribué à ce processus.


Vers la division du travail


Du fait de l'apparition de l'agriculture, de l'élevage, et de quelques outils nouveaux, la position de chaque famille, de chaque individu dans le groupe initial évolue. On remarque que certains sont plus doués pour certaines taches que pour d'autres. C'est donc tout naturellement que l'on commence à diviser le travail, c'est-à-dire à faire en sorte que des membres du groupe se spécialisent dans certaines activités. Apparaissent alors des semblants de métiers (même s'il est probable que ces personnes continuaient à aider dans d'autres secteurs). On en cite quelques-uns ici :
- Le potier qui va chercher de l'argile, et fabrique des poteries avec (jarres, amphores, bols), avant de les faire cuire.
- L'éleveur-agriculteur, probablement l'une des personnes les plus importantes. Il cultive la terre et s'occupe des animaux. Il stocke également une partie de sa récolte dans les jarres du potier.
- Le meunier. En utilisant des grosses pierres, il écrase le grain de blé par exemple pour en faire de la farine qu'il peut cuire à l'aide d'un petit four à bois.
- Le tanneur. Ce métier était certainement apparu avant la sédentarisation mais s'est très certainement développé avec elle. Il achète des peaux à l'éleveur pour confectionner des vêtements, des sacs, etc.
- Le charpentier. Il travaille le bois avec quelques outils sommaires pour fabriquer du mobilier. On s'attache très probablement ses services quand il s'agit de réparer ou de fabriquer une nouvelle habitation.
- Le forgeron. La métallurgie du cuivre puis du bronze apparaissent à cette époque et permet de produire des outils plus performants que ceux faits en pierre.

 Faucille de l'époque sumérienne (source : wikipédia)

Ces activités doivent s'organiser les unes par rapport aux autres étant donné leur interdépendance. En effet, pendant qu'il fabrique des objets en terre cuite, le potier ne peut pas cultiver la terre et se nourrir. Il a donc passé un accord avec l'éleveur pour échanger une partie de sa récolte contre quelques jarres pour stocker ses grains de blé. D'autres ententes tacites ont ainsi été passées entre les habitants du petit village. Ces échanges s'accompagnent de l'arrivée du droit de propriété privée. En effet, la production de l'agriculteur lui appartient puisqu'il est celui qui a travaillé la terre, irrigué les jeunes pousses et récolté les graines avec sa faucille en pierre. Après toute l'énergie dépensée pour l'obtenir, il ne voudra pas la donner sans une compensation. De même que les réserves de grain qu'il conserve dans sa maison et qui lui permettent de prévoir le prochain semis : la notion de capital a dû certainement naître à cette époque là aussi. Très vite, des "échanges" basés sur le troc s'établissent entre les biens (ou les services) produits par les uns et les autres.

Une société, des droits


Malgré tout, les possessions de l'agriculteur ne sont pas sans attirer les convoitises. Ainsi un jour, il se rend compte qu'il lui manque une jarre de grains de blé qu'il stockait. Avant, il lui était plus facile de contrôler sa production puisqu'elle était dans sa petit" maison, mais depuis qu'il les met dans le grenier attenant, il n'est plus aussi attentif. Très vite, il réunit le village, qui s'est organisé et structuré en quelques générations : des règles sommaires ont été établies et tout voleur reconnu devra être puni d'exil. Très vite, on identifie le fautif : un jeune pêcheur qui ne pouvant nourrir sa famille avait volé une partie de la récolte. À travers cet exemple, on comprend que le droit de propriété implique l'existence d'une justice, en théorie impartiale, pour qu'il soit reconnu de tous. Un déséquilibre dans cette procédure entraînerait des conflits incessants pour savoir à qui appartient tel objet ou telle maison.

Dans ces embryons de sociétés primitives, la justice était souvent rendue par celui qui est "le chef du village", reconnu et adoubé par tous pour ses capacités à fédérer les énergies mais aussi pour sa capacité à écouter et à dissiper les conflits entre les différents membres de la communauté. Il est également mis en avant pour les échanges avec les groupes extérieurs, pour sa sagesse et sa diplomatie. Si d'aventures, il lui arrive d'abuser de sa position, il peut être renversé et remplacé par une personne proposant un meilleur consensus entre les intérêts des uns et des autres et qui, tacitement, acceptent de lui déléguer certaines prérogatives à condition que quelques droits soient respectés [2].

Contrat de vente de propriété foncière provenant de Shuruppak (source : wikipédia)

Pour éviter que la propriété de chacun soit bafouée, les individus commencent à dresser des sortes d'inventaires de leurs possessions,  les éventuels désaccords pouvant être arbitrés par une tierce personne. L'agriculteur, par exemple, va utiliser des calculi, sortes de jetons en argile, pour compter les jarres de grains de blé qu'il possède. Très vite on décide de diversifier les calculi afin qu'ils représentent à la fois la quantité et la nature d'un objet : on trouve ainsi des jetons de différentes formes (ovoïde, etc.), symbolisant Vers 3200 avant notre ère, les jetons laissent place à des tablettes d'argile sur lesquelles on grave les premiers chiffres et logogrammes. L'écriture était née. Elle allait permettre de diffuser encore plus efficacement les savoirs (même si elle restait contrôlée par à une élite) [3].

Tout d'abord destinée à la comptabilité, et à l’administration des biens, l'écriture est ensuite utilisée à des fins religieuses, scientifiques ou juridiques. De la même manière qu'on pouvait "coucher sur tablette d'argile" les possessions des individus, on pouvait également fixer les termes d'un échange entre deux parties (nature de l'échange, durée, conditions, etc.), autrement dit sceller un contrat. La complexité des écrits allait croissant et voyait apparaître des textes de nature artistique comme la fameuse Épopée de Gilgamesh, l'un des premiers mythes connu.

Renforcement des échanges et changement des modes de vie


Des interactions avec d'autres villages ou bien avec des clans encore nomades interviennent bien évidemment. Ils permettent d'échanger des savoir-faire (sur la fabrication des outils,  ou des poteries par exemple) et des marchandises (objets manufacturés, métaux, plantes venant d'autres régions). Cet apport extérieur, pour l'agriculture par exemple, permet d'améliorer des techniques existantes de travail de la terre (en introduisant le labourage considéré jusqu'alors par certains comme une violation de la terre nourricière avant le semis), de diversifier les sources de nourriture ou encore d'augmenter les rendements par sélection de certaines espèces de céréales plus ou moins adaptées au climat. Bien évidemment, des conflits pouvaient apparaître en raison de différences culturelles, cultuelles ou linguistiques qui n'étaient pas sans impact sur la prospérité de ces jeunes cités naissantes.

Le développement d'un commerce sur de vastes régions amène aussi l'homme à modifier son environnement de manière plus sensible. Ainsi, la surexploitation de certaines régions semi-arides (par l'élevage intensif par exemple) pouvait amener à l'extension de zones désertiques [4]. La construction de villes allait également changer des paysages avec l'entreprise de travaux de terrassement de plus en plus conséquents. De même, l'art (céramiques, peintures rupestres, joaillerie, sculptures, etc.) et les rites religieux (édification de temples) devaient gagner en importance et prendre une part significative dans la direction politique de la cité. D'autre part, la concentration de populations au même endroit conduisit à une croissance démographique sans précédent dans l'histoire de l’humanité. En effet, se déplacer avec de jeunes enfants n'est pas une chose facile : la sédentarité ouvrira la voie à la transition démographique avec un taux de natalité en hausse, tandis que la mortalité restera toujours importante du fait d'une recrudescence des maladies, phénomènes quasi inconnus chez les nomades et ayant pour cause un manque d'hygiène.

De fait, l'homme allait quitter le Néolithique pour l'Âge du Bronze puis celui du fer l'amenant à découvrir et à coloniser toujours plus d'endroits sur la planète. Une ère nouvelle s'ouvrait à lui.

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[1] L'amidon des grains de blé est plus digestible de cette manière que consommé de manière brute et crue.
[2] Le développement des cités-États allait changer la donne. En effet, le prélèvement d'impôts devaient permettre de soulever des troupes chargées du maintien de l'ordre à n'importe quel prix, y compris celui de la répression sanglante.
[3]  La formation de scribes, maîtrisant ce savoir pouvait dès lors commencer.
[4] Aux abords des zones désertiques, commence alors la domestication des chameaux et autres dromadaires, animaux adaptés à ces conditions climatiques.